Piège dans le cyberspace |
(Par Roberto Di Cosmo)
Maître de Conférences,Ph.D.
Département de Mathématiques et d'Informatique (DMI) de l'Ecole normale Supérieure (ENS) de Paris
Pendant les vacances de Noël, j'ai été frappé une fois de plus par l'engouement croissant des médias pour cet obscur objet du désir qui se cache derrière les mots «ordinateur», «multimédia», «web», «Internet» et leurs dérivés. À croire ces médias et bon nombre d'experts improvisés, on ne peut se prétendre citoyen à part entière sans posséder le matériel informatique flambant neuf (et très cher) donnant accès au paradis féerique du «cyberespace».
Difficile aussi de ne pas remarquer l'étrange et omniprésent amalgame qui nous incite à penser que le seul type d'ordinateur existant est le PC, à condition bien entendu qu'il soit équipé d'une puce Intel, et que sur ce PC, il y a un seul logiciel indispensable, Windows produit par Microsoft.
C'est d'autant plus curieux que ce phénomène de servilisme intellectuel face aux deux géants américains atteint son maximum juste au moment où les États-Unis semblent commencer à se réveiller du long sommeil qui a permis à ces géants d'acquérir une position de monopole pratiquement absolu et de détruire sur leurs chemins un nombre impressionnant d'entreprises dont les produits étaient de qualité bien supérieure (tout cela est bien documenté dans de nombreux ouvrages disponibles aux USA qui n'ont pas été, à ma connaissance, traduits en français).
Je pense par exemple à la campagne lancée par Ralph Nader (défenseur bien connu des consommateurs qui a réussi à faire retirer une voiture dangereuse produite par General Motors) et au procès que mène le DOJ (Department Of Justice, une institution fédérale) contre Microsoft en ce moment. Je pense surtout à la surprenante réaction du public américain aux sondages sur Internet : une majorité écrasante soutient le DOJ, et cela même quand le sondage est réalisé par des entreprises comme CNN qui sont résolument pro-Microsoft dans leurs articles (sondages dans CNN , et même dans ZDnet , qui a bloqué arbitrairement le sondage à une date fixée et ne l'a affiché qu'après de nombreuses lettres de protestation).
Par contre, notre public à nous est bien loin de se réveiller : bercé par la voix douce du conformisme ambiant, il s'endort de plus en plus dans les bras de Microsoft. Il rêve d'un monde joyeux où un grand philanthrope distribue à tous les écoliers de France des copies gratuites de Windows 95, dans le seul but de les aider à rattraper leur retard technologique; il sourit en pensant aux écrans bleus pleins de messages rassurants qui expliquent comment le programme machin à provoqué l'exception bidule dans le module truc non pas par la faute de Windows, bien entendu, mais par celle du programme; il dort heureux sans se demander pourquoi un ordinateur bien plus puissant que celui qui a servi à envoyer des hommes sur la lune, et à les ramener vivants, n'est pas en mesure de manipuler correctement un document d'une centaine de pages quand il est équipé par ce Microsoft Office qui fait la joie de tous nos commentateurs.
Armoire à tiroirs et lavage de cerveaux
J'ai eu plusieurs occasions de mesurer personnellement la profondeur de ce sommeil hypnotique, mais la plus hilarante est sûrement celle qui s'est présentée pendant un voyage en TGV il y a quelque temps. Les ordinateurs portables (ces embryons d'ordinateurs qui coûtent autant qu'une petite voiture, que l'on peut garder dans son cartable et qui servent très souvent à jouer au Solitaire) prolifèrent désormais presque autant que les téléphones mobiles, surtout dans les trains et les avions. Eh bien, pendant un de mes voyages je me suis retrouvé à côté d'un très gentil monsieur, jeune cadre dynamique, qui était en train d'exécuter sur sa machine le calamiteux (nous verrons pourquoi tout à l'heure) logiciel DeFrag. Celui-ci affiche une belle matrice remplie de petits carreaux de différentes couleurs qui bougent dans tous les sens, pendant que le disque traficote intensément.
Je n'ai pas pu résister à la tentation (ce monsieur ne m'en voudra pas trop, je l'espère, s'il se reconnaît dans cet article): après l'avoir complimenté sur son beau portable, je lui ai demandé, feignant la plus grande ignorance, ce qu'était ce joli logiciel, que je n'avais pas sur mon ordinateur portable à moi. Avec un air de supériorité mêlé de compassion («le pauvre homme n'a pas mon superbe programme»), il me répondit que c'était un outil essentiel qu'il faut lancer de temps en temps pour «faire aller la machine plus vite», en «défragmentant» le disque. Il poursuivit en me répétant par coeur les arguments que l'on retrouve dans les manuels Windows : plus on utilise le disque, plus il se « fragmente», et plus le disque est fragmenté, plus la machine est lente, et c'est pourquoi il exécute consciencieusement DeFrag toutes les fois qu'il peut.
À ce moment, j'ai sorti mon ordinateur portable, qui n'utilise pas Windows mais GNU/Linux (une version libre gratuite ouverte et très performante d'Unix développée par les efforts conjoints de milliers de personnes sur Internet), et je lui ai dit, d'un air très étonné, que tout cela me surprenait énormément : sur mon portable, le disque est toujours très peu fragmenté et plus on l'utilise, moins il est fragmenté. Notre cadre, moins à l'aise, rétorqua que son portable à lui utilisait la dernière version de Windows 95, produit par la plus grande entreprise de logiciel au monde, et que je devais bien me tromper quelque part.
J'entrepris alors de lui faire oublier pour un instant la propagande qui l'avait intoxiqué jusque là, en lui expliquant simplement le problème de la défragmentation : je vais essayer de vous faire un bref résumé d'une paisible conversation qui dura une bonne demi-heure. Vous savez probablement que vos données sont rangées dans des «fichiers» mémorisés sur le disque dur de l'ordinateur. Ce disque dur est comme une gigantesque armoire à tiroirs : chaque tiroir a la même capacité (typiquement 512 octets) et chaque disque contient de nos jours quelques millions de tiroirs. Si les données qui vous intéréssent sont rangées dans des tiroirs contigus, on peut y accéder plus rapidement que si elles sont éparpillées (on dit alors fragmentées) un peu partout dans l'armoire. Cela n'a rien d'étonnant, et ça nous arrive tous les jours quand il faut trouver une paire de chaussettes : ça va plus vite si elles sont toutes les deux dans le même tiroir. Nous sommes donc bien d'accord que mieux vaut une armoire bien rangée qu'une armoire en pagaille. Le problème est de savoir comment faire pour garder l'armoire bien rangée quand on l'utilise.
Imaginons maintenant un ministère qui garde ses dossiers dans une énorme armoire avec des millions de tiroirs : on aimerait bien, pour les mêmes raisons qu'avant, que les documents afférents à un même dossier se trouvent dans la mesure du possible rangés dans des tiroirs contigus. Vous devez embaucher une secrétaire et vous avez le choix entre deux candidates aux pratiques assez différentes: la première, quand un dossier est bouclé se limite à vider les tiroirs, et quand un nouveau dossier arrive elle le sépare en petits groupes de documents de la taille d'un tiroir, et range chaque groupe au hasard dans le premier tiroir vide qu'elle trouve dans l'armoire. Lorsque vous lui faites remarquer que ça risque alors d'être bien difficile de retrouver vite tous les documents du dossier du Crédit Lyonnais, elle répond qu'il faut engager tous les week-ends une dizaine de garçons pour tout remettre en ordre. La deuxième secrétaire, par contre, conserve sur son bureau une liste des tiroirs vides contigus, qu'elle met à jour toutes les fois qu'un dossier est clos et qu'on l'enlève des tiroirs; quand un nouveau dossier arrive, elle cherche dans sa liste une suite de tiroirs vides contigus de taille suffisante et c'est là qu'elle place le nouveau dossier. Ainsi, vous explique-t'elle, s'il y a assez de mouvement, l'armoire restera toujours très bien rangée. Nul doute que c'est la deuxième secrétaire qu'il faut embaucher, et notre jeune cadre était bien d'accord.
À ce moment là, il était facile de lui faire voir que Windows 95 agissait comme la première secrétaire, et avait besoin des garçons qui rangent l'armoire (le programme DeFrag), alors que GNU/Linux, agissant comme la bonne secrétaire, n'en avait nullement besoin. À l'arrivée en gare, notre gentil monsieur n'était plus content du tout: on lui avait appris que DeFrag «fait aller plus vite la machine», alors qu'on venait de voir ensemble qu'il faut plutôt dire que c'est Windows qui la ralentit!
En effet, le problème de la gestion efficace des disques est très ancien et ça fait longtemps qu'on sait bien comment le traiter (la preuve, Unix est bien plus vieux que Microsoft, et il a la bonne secrétaire depuis 1984 !). Et il y a bien pire que DeFrag : on n'a malheureusement pas ici le temps de vous raconter toutes les petites histoires croustillantes qui le concernent, mais le logiciel ScanDisk, qui est censé «réparer» les disques, vous propose des choix incompréhensibles dont le résultat net est trop souvent la destruction pure et simple de la structure des dossiers, alors que les données étaient encore récupérables avant son passage. Non seulement ceci est impossible sous Unix, à moins d'attaquer le disque au burin, mais les techniques correctes de gestion sont enseignées dans les cours de base d'informatique en université depuis plus d'une décennie. La simple existence d'un programme comme DeFrag ou pire les méfaits de ScanDisk dans Windows 95 devraient suffire à tout decideur intelligent pour rayer Microsoft de la liste de ses fournisseurs. Et pourtant, preuve de l'efficacité du lavage des cerveaux, et de la profondeur du sommeil dans lequel on nous a plongés, on est au contraire prêts en France à basculer le système bancaire sur des produits Microsoft et même à les choisir pour l'éducation de nos enfants.
C'est que la puissance de la machine commerciale de certaines entreprises réussit à réaliser une telle distorsion de la réalité qu'on en arrive à croire dur comme fer que des défauts très graves de certains logiciels sont au contraire des atouts indispensables (d'ailleurs, dans le monde informatique ça fait longtemps qu'on emploie à ce propos le dicton «It's not a bug, it's a feature!» («ce n'est pas un défaut, c'est une fonctionnalité»). C'est ainsi que les spécialistes qui ont les connaissances nécessaires pour déjouer tous ces pièges et mettre en évidence les erreurs, les dangers, les manipulations, sans risque d'être pris pour des compétiteurs battus et grincheux, se sont tûs trop longtemps. Il y a là un étrange phénomène: d'un côté, aucun scientifique sérieux n'a envie aujourd'hui de publier un article dans la presse soi-disant informatique de peur que sa réputation ne soit entachée pour y avoir côtoyé des marchands de tapis. De l'autre, sans l'appui de scientifiques sérieux, la presse informatique est devenue, par le biais du support publicitaire, un écho bien peu édifiant des constructeurs, donc encore plus marchande de tapis, et encore moins fréquentable par des experts sérieux.
La taxe sur l'information
Cependant le monopole WinTel (de Windows+Intel, terme récurrent dans la presse américaine) qui est en train de se mettre en place en France et dans le monde entier a de tels enjeux, et pas seulement économiques, qu'on ne peut plus se taire, sous aucun prétexte. Il ne s'agit pas seulement d'accepter de vivre avec de la mauvaise technologie en ignorant que l'on pourrait avoir beaucoup mieux: cela s'est déjà produit bien des fois, par exemple avec VHS qui a tué Vidéo 2000 et Betamax, qui étaient bien meilleurs[+]. Il s'agit ici de l'acceptation par nos gouvernements d'une mainmise sur l'information au seul bénéfice du monopole Microsoft-Intel. Je suis sûr que ceux d'entre vous qui ont quelque connaissance d'économie voient déjà où je veux en venir : ce monopole réussit depuis plusieurs années à prélever une véritable taxe monopoliste, c'est à dire qu'il exploite la possibilité pour qui détient un monopole de vendre à prix gonflés en exerçant ainsi un véritable racket sur les consommateurs, contraints d'acheter chez lui. Et cette taxe est énorme. C'est d'autant plus grave que son montant sort de l'espace européen presque à notre insu et non seulement ne produit aucune richesse ici, mais au contraire en détruit.
Voyons maintenant les moyens par lesquels se consolide chaque jour un peu plus ce monopole, sans négliger les risques non directement économiques qu'il fait courir à notre vie de tous les jours. Dans le cas de l'informatique, les possibilité offertes aux entreprises sans scrupules sont particulièrement redoutables. Nous allons essayer de le comprendre, en commençant d'abord par tout ce qui ne relève pas nécessairement des pratiques douteuses ou de l'illégalité.
Les spécificités du logiciel
Pour commencer à comprendre pourquoi on paye une taxe cachée chaque fois que l'on achète des PC ou des logiciels Windows, il faut se familiariser tout d'abord avec une caractéristique qui distingue l'informatique de tout autre domaine technologique: le coût de duplication des produits. Une fois qu'un logiciel a été réalisé, ce qui peut coûter très cher, on peut le dupliquer sur un CD-Rom pour quelques francs par copie ou le transmettre par réseau à un coût qui ne cesse de se réduire, et cela de façon totalement indépendante de la qualité et du coût de production de la première copie. Les seules composantes don't le coût n'est pas infinitésimal sont ce que l'on appelle le «support»: le millier de pages du manuel papier, les dizaines de disquettes nécessaires à stocker le logiciel quand on ne dispose pas de lecteurs de CD-Rom. Mais les éditeurs de logiciels, qui ont tout l'intérêt de faire disparaître ce coût fixe, n'ont pas tardé à s'y attaquer : vous remarquerez que les PC que l'on vend dans les supermarchés sont accompagnés de logiciel mais pratiquement d'aucun manuel si ce n'est quelque très brève notice explicative (sic!). Il y a bien entendu des manuels «en ligne» comme on dit, c'est-à-dire pas sur papier : personne ne vous empêche de dépenser quelques centaines de francs pour les imprimer si ça vous chante. J'ai même pu constater personnellement qu'une entreprise japonaise très connue dont je tairai le nom vend des ordinateurs portables parmi les plus chers du marché sans même le CD-Rom contenant le logiciel : tout est installé sur le disque dur, et c'est à nous, si nous le voulons, d'acheter les 40 disquettes nécessaires pour faire une copie de sauvegarde, et de passer une journée à jouer au disk-jockey sur la machine. On peut donc dire qu'aujourd'hui le coût d'une copie d'un logiciel, en suivant ces pratiques, est pratiquement réduit à zéro.
Une deuxième caractéristique essentielle est le statut légal du logiciel: pour des raisons, à bien y réfléchir, pas tellement obscures, le logiciel, ce produit technologique de pointe parmi les plus sophistiqués, cet objet complexe, utilisé par des millions de personnes dans leur vie professionnelle, encensé comme la clef de voûte d'une nouvelle révolution industrielle, jouit de la même immunité que les oeuvres artistiques (d'ailleurs, les industriels du logiciel s'appellent « éditeurs»). Par exemple, il n'y a aucune clause légale et aucune jurisprudence permettant de garantir que le logiciel remplira une quelconque fonction, pas même celle pour laquelle il vous a été présenté. Cette situation est raisonnable quand on achète un roman ou un tableau (de gustibus..., disaient bien les Romains) mais elle ne l'est pas du tout quand on l'applique au logiciel : cela se traduit par le fait que, légalement, vous ne pouvez pas attaquer Microsoft en justice pour malfaçon après avoir découvert que Windows 95 n'est pas fait «dans les règles de l'art» alors que vous pouvez attaquer en justice un plombier ou un électricien qui réalisent une installation qui n'est pas aux normes.
Pire, il n'y aucune prise de responsabilité pour les dégâts que le logiciel pourrait produire. À nouveau, il est raisonnable qu'on ne puisse pas se retourner contre un chanteur si le dernier CD techno acheté par votre fils provoque une dispute familiale au cours de laquelle vous cassez un vase chinois rarissime. Mais c'est parfaitement inacceptable que vous soyez sans défense si vous perdez 200 Mo de données commerciales précieuses sur votre disque dur à cause du vétuste système de fichier de Windows 95 et de son horripilant programme ScanDisk, alors que vous pourriez très facilement prouver en tribunal que les connaissances techniques nécessaires pour réaliser un produit largement supérieur grâce auquel vous n'auriez pas perdu vos données sont dans le domaine public depuis les années 70, et que le code même qui utilise ces techniques dans la version AT&T de Unix a été acheté par Microsoft. Par contre, vous pouvez traîner en justice votre electricien s'il installe des fils électriques dans les plinthes en bois de votre appartement.
Enfin, une conséquence très grave de cette impunité, est que l'«éditeur» de logiciel n'est nullement tenu, du point de vue légal, de corriger les erreurs et défauts reconnus et documentés, même si ces défauts sont volontaires. Autrement dit, l'«éditeur» du logiciel est libre de vous vendre ce que bon lui semble, ou mieux, ce que son département publicitaire arrive à vous faire acheter, sans aucune obligation de résultat, et sans que vous ayez le moindre recours, même en cas de mauvaise foi manifeste. Mieux, il peut arriver que l'on vous fasse payer aussi cher que le produit original des «mises à jours», ou «service packs» qui ne sont en réalité que des corrections de défauts.
De plus, ces spécificités juridiques surprenantes, probablement justifiées quand les logiciels étaient écrits par un ingénieur dans son garage, et absolument aberrantes aujourd'hui qu'on se retrouve avec des multinationales du logiciel aux finances colossales, ne profitent pas à tous les éditeurs de logiciel, mais seulement aux plus puissants: en effet, une grande entreprise peut et doit obliger un prestataire de services informatique à signer un contrat comportant des obligations de résultat et des clauses de garantie, mais, hélas, cela n'est pas à la portée du consommateur, ni de la plupart des entreprises, quand l'éditeur de logiciel en question a la surface financière suffisante pour racheter ou détruire votre entreprise en quelques semaines.
Je me doute bien que, comme notre jeune cadre dynamique de tout à l'heure, vous commencez à vous sentir moins à l'aise en ce moment : le féerique cyberespace commence à montrer des côtés peu agréables, et cette merveilleuse entreprise philanthropique que l'on nous a toujours présentée comme le summum de la technologie informatique et du succès du libre marché commence à ressembler moins à un philanthrope que d'habitude. Malheureusement, on n'est ici qu'au tout début de notre balade dans le côté obscur de la planète Microsoft, et le meilleur est encore à venir.
Les constructeurs pris au piège
Il faut savoir que la position de monopole de Microsoft lui permet encore de se débarrasser aisément des autres sources possibles de coût pour la commercialisation du logiciel : l'assistance technique et la distribution. Pour la première, on peut s'imaginer que même si l'éditeur n'est pas légalement tenu de vous aider à installer son logiciel, il sera quand même tenu de le faire pour ne pas perdre le marché. Ne vous inquiétez pas, Microsoft a la solution : il suffit de regarder ce qu'on trouve dans la licence de Windows 95, dont je reproduis ici un extrait.
6. ASSISTANCE PRODUIT. Ni Microsoft Corporation, ni ses filiales ne fournissent une assistance pour le PRODUIT LOGICIEL. Pour l'assistance, veuillez contacter le numéro d'assistance du Fabricant d'Ordinateurs fourni dans la documentation de l'ORDINATEUR.
Astucieux, n'est-il pas? On décharge tout sur le constructeur du matériel, qui, lui, n'a aucune responsabilité dans DeFrag, écrans bleus et dérivés, mais va en payer financièrement les conséquences (et j'en sais quelque chose, vu la quantité de fois que j'ai essayé inutilement d'avoir le service assistance téléphonique pour l'installation Windows toujours pour le portable de la marque japonaise que je n'ai pas dévoilé plus haut, et que je tairai ici encore). Si Windows 95 n'était pas en position de monopole, les fabricants d'ordinateurs se passeraient bien d'un tel arrangement.
Pour ce qui est de la distribution du logiciel, même chose. Ce sont encore les constructeurs, assembleurs et revendeurs qui vont passer à la caisse : ils doivent «préinstaller» Windows 95 sur votre machine. Mais on a déjà trouvé mieux : la distribution par Internet du logiciel sans aucun support matériel. Cela, c'est un coup de génie : vous payez pour un logiciel que vous téléchargez à vos frais (et quels frais, avec la taille d'un Microsoft Office de nos jours), en réduisant effectivement le coût total de copie et distribution pour l'« éditeur» à très exactement zéro francs zéro centimes. Vous vous demandez pourquoi un certain président d'un certain pays outre atlantique à fermement suggéré de détaxer complètement le commerce électronique? Eh bien, vous avez ici un élément de réponse!
Donc, résumons : si on s'appelle Microsoft aujourd'hui, et seulement si on s'appelle Microsoft, on peut vendre à peu près n'importe quoi sans obligation de résultat et sans crainte de poursuite, à coût unitaire nul, à un prix public qui ne baisse jamais et qui se traduit en bénéfice pur.
Reste à comprendre pourquoi non seulement le grand public, qui ne connaît rien aux ordinateurs, mais aussi les grandes entreprises, les États, les médias, qui devraient disposer de services informatiques hautement qualifiés, n'utilisent pas leur liberté de choisir autre chose que des produits Microsoft. Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de s'en prendre aux marchands de tapis dans la presse dite spécialisée, même s'ils ont leur part de responsabilité bien évidemment. Il nous faudra nous lancer dans une exploration plus poussée de la face cachée de ce géant, pour commencer à découvrir certaines pratiques douteuses qui frôlent souvent l'illégalité, et qu'à mon grand regret on ne retrouve commentées nulle part dans le panorama médiatique français, si ce n'est dans quelques petits fanzines satiriques éphémères qui ne constituent certainement pas la lecture préférée des grands décideurs.
Les ingénieurs systèmes
Je suis ingénieur système, je sais je ne devrais pas m'en vanter. Lorsqu'on me demande quel est mon métier il m'arrive de plus en plus souvent de répondre "je suis dans l'informatique". Cette vague formulation a au moins le mérite de m'éviter la lueur de haine méprisante qui apparaît instantanément dans l'oeil de l'interlocuteur le mieux disposé au simple énoncé de mes coupables occupations. Je suis lâche. La prochaine fois je répondrai tueur à gages, le relâchement des moeurs étant ce qu'il est, cela devrait moins choquer.
C'est un métier gratifiant à bien des points de vue, c'est vraisemblablement le seul où le néophyte total, celui qui vient d'ouvrir son premier carton d'ordinateur se sent en mesure de vous expliquer votre métier dans le quart d'heure qui suit le montage de sa bécane.
A ma connaissance conduire une voiture ne transforme personne en mécanicien, pas plus que raboter une porte ne fait de vous un ébéniste, mais taper sur un clavier fait de tout un chacun un informaticien. On n'arrête pas le progrès.
N'allez surtout pas croire que je veux garder pour moi les clés du savoir et en tenir éloigné le vulgum. Que je regrette le temps où les ingénieurs système détenaient le pouvoir abrités derrière leurs incantations absconses. Nenni. Bien au contraire, étant d'un naturel assez paresseux, pour ne pas dire d'une fainéantise crasse, je préfère de très loin un utilisateur qui se débrouille sans moi. Mais je reste persuadé qu'informaticien c'est aussi un métier.
Par contre je regrette - parfois - le temps où le métier consistait à surveiller un Vax, ceux qui ont connu cela savent à quel point c'était reposant, ou alors à rebooter une station Unix tous les trente six du mois pour justifier son existence.
Avec l'arrivée des PC et surtout de Windows nous sommes entrés de plain-pied dans ce que l'on pourrait appeler l'ère du Chapelier Fou, c'est à dire l'irruption de l'irrationnel dans ce qu'il a de plus poétique et de moins maîtrisable au beau milieu d'un monde jusque là bien tenu. En vertu d'un darwinisme élémentaire il a bien fallu s'adapter. Aujourd'hui être IS dans le monde merveilleux de PetitMou, c'est être un hybride monstrueux, un mélange aussi subtil qu'indéfinissable de chaman, de Ménie Grégoire, de Dédé la Bricole, de Bobologue, de charlatan et de psychopathe.
Je ne remercierai jamais assez Bill Gates pour avoir transformé un métier relativement terne et basé sur une approche bêtement technique et rigoureuse des faits, en challenge quotidien, nécessitant une remise en question permanente à l'échelle du quart d'heure.
Quoi de plus stimulant sinon de savoir que résoudre un problème ne viendra en aucune façon enrichir ce qu'il est convenu d'appeler l'expérience, puisque le même problème nécessitera lorsqu'il se posera à nouveau une solution radicalement différente. On évite ainsi la sclérose intellectuelle consécutive aux automatismes.
Résoudre un problème nécessite une imagination à côté de laquelle le récit d'un trip sous champignons hallucinogènes pourrait passer pour le compte-rendu de l'assemblée générale des actionnaires de la Sociéte Nouvelle des Aciéries Mouchabeuf. Le cartésianisme n'est pas un atout mais un grave handicap vous empêchant d'aborder les hypothèses les plus farfelues. Et il faut bien cela quand après avoir éliminé les causes raisonnables de dysfonctionnement vous êtes amené à envisager le reste, qui se situe généralement tout de suite entre les histoires de petit lutin et la quatrième dimension. La seule chose que je me refuse encore à pratiquer c'est l'imposition des mains et le voyage à Lourdes, plus par réaction de mécréant que par doute quant à l'efficacité des méthodes en question. je sens qu'avec l'arrivée de Windows 98 il va me falloir opérer une révision déchirante quant à mes convictions profondes.
Quand je pense que certains recherchent les paradis artificiels, et que l'on me paye pour être en état perpétuel d'hallucination. La vie est bien injuste, allez.
Tout cela serait finalement bien monotone s'il n'y avait l'utilisateur, car il existe l'utilisateur, c'est vous et moi. Victime d'une intoxication à l'échelle planétaire, d'un gigantesque et collectif lavage de cerveau il s'imagine qu'il va pouvoir tirer quelque chose de sa bécane, être productif, voire même dans les cas les plus graves envisager un retour sur investissement.
Aujourd'hui l'utilisateur perverti par des slogans pernicieux du style "Jusqu'où irez vous ?" exige que ça marche, et c'est bien là où tout se gâte, le décalage entre cette légitime attente et ce que l'illuminé de Redmond est capable d'apporter me déprime. "Jusqu'où irez vous ?", jusqu'à l'asile le plus proche sans doute.
Comment voulez-vous qu'un truc qui est à un système d'exploitation ce que Mireille Mathieu est à Edith Piaf, ce bricolage improbable écrit avec les pieds par une nuée de pervers schizoïdes, puisse fonctionner.
Le mensonge le plus grossier colporté par les sectateurs microsoftiens est celui selon lequel un PC convenablement équipé de l'inénarrable Windows et du fourbi Office dont j'ai oublié le millésime car il change en permanence, fonctionnerait seul et sans assistance.
Le récit d'une journée ordinaire au royaume du Chapelier Fou contredit quelque peu cette idyllique vision du meilleur des mondes possible. Ce doit être une question de numéro de version, sans doute.
Mardi 8 heures
Le calme avant la tempête, je peux l'esprit en repos me consacrer à un projet qui me tient à coeur; émuler une calculette quatre opérations sur un Vax de la série 8000. Je tenterai l'inverse dès que j'aurai mené à bien cette partie.
Mardi 9 heures
Un premier coup de téléphone laconique, "Tu peux venir jeter un coup d'oeil, mon PC est bloqué", sous cette apparence anodine peut se dissimuler le cauchemar le plus absolu, les raisons qui peuvent amener un PC à se bloquer sont légions, la première étant d'appuyer sur le bouton marche. Je suis d'autant plus inquiet que mon client est un dingue de la vitesse.C'est un peu l'équivalent du chauffard, il parle de bus AGP là où les autres parlent de carburateur double corps, mais la démarche est la même, aller le plus vite possible en semant la terreur sur son passage. Profitant d'un instant d'égarement de son chef de service il a réussi à se faire payer le dernier Pentium à 333 Mhz, ce qui lui permet de gagner cinq secondes sur la mise en page de sa feuille de calcul.C'est comme on le voit une avancée considérable à la mesure de l'investissement consenti.Je le trouve un peu déprimé car on annonce déjà le Pentium à 400 Mhz ou plus et il contemple avec amertume ce qu'il considère déjà comme l'équivalent d'une caisse à savon.
J'essaye de le réconforter en lui disant qu'avec la bête qu'il possède il devrait éviter d'ouvrir deux fenêtres en même temps pour ne pas faire de courants d'air. Une boutade bien innocente, c'est le côté Ménie Grégoire de la profession, mais je sens bien qu'il n'y croit pas. Les grandes douleurs sont souvent au delà des mots.
Mais revenons à nos moutons, PC bloqué. Effectivement passé le démarrage tout ce que nous obtenons c'est un sablier désespérément figé, je suis tenté de répondre que c'est parfait pour faire des oeufs à la coque mais quelque chose dans son air égaré me dit que je ferais aussi bien de me taire.C'est alors que j'envisage du coin de l'oeil un CD-ROM offert par PC truc "Mesurez les performances de votre PC", eh oui ça ne sert à rien d'aller vite encore faut-il pouvoir l'exprimer en Business Graphics, WinMark 98, High End Disk WinMark 98 et autres CPUMark32, c'est requis pour humilier à l'heure du café les ploucs avec leurs Pentium 133.
Je lui demande si par le plus grand des hasards il n'aurait pas monté ce truc là sur sa machine, je connais la réponse. Il est d'ailleurs mentionné en tout petit sur le CD que l'installation de cette suite de tests devrait être effectuée sur une machine quasi vierge et pas sur un système normalement opérationnel, "cela pouvant provoquer des dysfonctionnements". Des "dysfonctionnements", tu l'as dit bouffi. Diagnostic; je t'envoie quelqu'un pour te remettre un système d'équerre Celui-ci étant parti en villégiature à la campagne, pour une durée indéterminée. Rendez-vous est pris pour la parution du prochain CD de tests de PC machin. Au suivant.
Mardi 10 heures
Juste le temps de constater le plantage d'un serveur NT. Quelqu'un a vraisemblablement éternué devant, c'est très sensible comme système. Bon, reset, redémarrage, la routine quoi. Deuxième coup de téléphone "Tu n'aurais pas cinq minutes des fois, il se passe parfois des choses curieuses sur ma machine". Connaissant mon correspondant la seule chose curieuse dans tout cela c'est le parfois, il est stupéfiant que ce ne soit pas toujours.
C'est qu'il s'agit de la variété dite de "l'esthète taquin", épouvanté par l'uniformité il a installé sur sa machine tous les thèmes possibles, le pointeur de souris est un calamar, le sablier une horloge Comtoise, l'économiseur d'écran qui se déclenche toutes les minutes est un jeu de baston intergalactique avec force sifflements et explosions. Car il a bien évidemment une carte son. C'est indispensable pour reproduire le rire de Johny Hallyday selon les Guignols de l'info, rire qui accompagne les messages d'avertissement. Tout cela est un peu perturbant.Ayant de surcroît accès à l'Internet il a récupéré et installé tous les sharewares possibles, il n'y a plus aucune pièce d'origine sur sa machine, il a tout remplacé et il est seul à pouvoir s'en servir. Il est assez surprenant qu'il ne soit obligé de rebooter sa machine qu'une fois par heure. Je suis peut-être injuste envers PetitMou.
A l'intérieur de tout grand logiciel il en existe plusieurs petits qui ne demandent qu'à sortir, là c'est la grande évasion, il suffit de coller l'oreille contre le boîtier pour les entendre se carapater. Tout ce joli monde doit se battre en permanence pour prendre le contrôle du système. C'est un cas désespéré. Je m'en sors lâchement en lui disant d'aller récupérer sur www.crap.com la dernière version de son anti-virus/gestionnaire de fichiers/explorateur/compacteur-/logiciel de sauvegarde/éditeur de textes/navigateur internet, et me tire vite fait sans toucher à la souris de peur de déclencher un Tchernobyl dans sa machine. Au suivant.
Mardi 11 heures
De retour dans mon bureau je constate le plantage d'un autre serveur NT, par solidarité avec le premier sans doute. L'instinct grégaire ou le début d'un mouvement de revendications. A surveiller. Autre coup de téléphone, en provenance d'une espèce bien particulière, la variété qui se shoote à la presse informatique, on ne dira jamais assez les ravages que cela peut provoquer. Stratège planétaire, il m'explique comment l'introduction de Java dans les entreprises va révolutionner la façon dont nous envisageons l'informatique. Comment Sun va bouffer Microsoft à condition qu'Oracle s'allie avec Apple et que Compaq ne vienne pas jouer les trouble-fête. Il me prédit la mort prochaine d'Intel victime de ses challengers, et écrasé sous son gigantisme. Au bout d'un moment atterré par toutes ces apocalypses à venir, je ne sais plus très bien où j'habite et c'est légèrement comateux que je raccroche en espèrant ardemment que tout cela voudra bien patienter jusqu'à ma retraite.
Mardi 13 heures
Coup de téléphone angoissée en provenance d'une secrétaire. "Quand je lance mon Word avec un document que j'ai tapé hier, j'ai le message suivant: cette application va s'arrêter car elle a effectuée une opération non conforme". Je suis tenté de lui répondre qu'il s'agit là d'un fonctionnement normal de l'application, mais je m'abstiens. Son désarroi est sincère et la perte de plusieurs heures de travail ne porte pas à rire.
Bon en route vers de nouvelles aventures. Cette charmante personne au demeurant, appartient à la catégorie de ceux qui considèrent l'introduction de l'informatique dans leur quotidien comme une calamité. L'espèce de truc ronronnant qu'on lui a posé sur son bureau est pour elle, visiblement habité par un esprit hostile et rebelle à toute collaboration avec le genre humain. Elle a bien essayé de l'apprivoiser en le banalisant, en installant un pot de fleurs sur le boîtier et la photo de ses gosses sur l'écran, mais rien n'y fait, habité d'une vie propre il s'ingénie à lui pourrir l'existence.
Elle serait je crois soulagée, si je suspendais des gousses d'ail et des crucifix au plafond et apsergeait sa machine d'eau bénite, c'est le côté chaman de la profession.
A la vingtième tentative je réussis à charger son document sans déclencher l'infâmant message de vacances pour cause de non-conformité des opérations effectuées par l'application, il s'agissait d'un tableau coupé par un saut de section, quelque chose de tellement grave selon Microsoft que cela méritait un plantage radical. Peut-être qu'une destruction totale de la machine aurait été plus appropriée, je les trouve un peu laxistes ces temps-ci. Problème corrigé. Au suivant.
Mardi 15 heures
De suivant il n'y en eu point ce jour là, je terminais ma journée tranquillement entre deux reboot de serveur NT, et mes travaux sur la reconversion d'un Vax en calculette.J'en étais à la soustraction et je ne désespérais pas d'arriver à la division à l'horizon 2005. J'aurai certainement besoin de 512 mégas de mémoire vive supplémentaire pour l'implémenter, c'est le directeur financier qui va encore râler.
C'est une certitude demain amènera son nouveau lot de victimes. Si tous ces gens savaient qu'au fond je ne maîtrise guère plus qu'eux tout cela, que le métier est de bien peu de secours quand Word ou Excel ou que sais-je se bauge lamentablement, que le temps ou une entreprise vivait sur des applications maisons est définitivement révolu.
Bah je fais comme si je dominais, c'est ce qu'ils attendent de moi, c'est le côté charlatan du métier. Et puis ils ont au moins quelqu'un d'identifié à engueuler.
Quant à moi je m'endors tous les soirs en rêvant aux tortures que je ferais subir à Bill Gates s'il venait à me tomber sous la main. C'est le côté psychopathe du métier.
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